JUSTIN DE PAS
LA VILLE DE SAINT-OMER & LE PORT DE GRAVELINES Mémoires de la Société des Antiquaires de la Morinie TOME 35 1931 INTRODUCTION L'expansion commerciale de la ville de Saint-Omer au moyen-âge nécessitait pour elle des débouchés tant maritimes que fluviaux et terrestres. Sa situation géographique qui la mettait à portée de nombreux canaux et des hauts plateaux où s'amorçaient des routes vers les Pays-Bas et vers la France, l'a mise également à portée de la mer, plus particulièrement de Gravelines où s'écoule l'Aa dans un cours de moins de sept lieues. C'était de là que se trouvait l'avant-port naturel de Saint-Omer; aussi était-il de l'intérêt de la communauté des marchands audomarois, d'une part, des marchands forains d'autre part, qui venaient de pays étrangers fréquenter l'étape de cette ville pour gagner les foires de l'intérieur, de trouver un transit libre pour remonter de la mer par cette voie directe. Ce privilège de transit, la ville de Saint-Omer l'obtint dans une large mesure : il se manifesta d'abord par des exemptions de tonlieu, puis, dès le XVe siècle, par un article de mainmise sur le havre même de Gravelines, à charge de l'entretenir et d'entretenir également la rivière qui y accède. La ville obtenait en même temps la concession de certains impôts dont le principal frappait l'importation du sel, et elle acquérait des terrains et relais de mer dont le revenu devait servir à l'entretien de la voie navigable, rivière et havre. Malgré cette double source de bénéfices, qui aurait pu devenir plus importante qu'elle ne l'a été par suite probablement, d'une gestion insuffisante, la charge que le Magistrat de Saint-Omer avait assumée était trop lourde; la guerre de Cent Ans avait donné à l'activité du commerce audomarois un coup dont il ne devait pas se relever : il ne cesse de péricliter; le havre de Gravelines, mal orienté, s'ensablait facilement malgré les travaux de dragage, devenait de moins en moins praticable et de moins en moins fréquenté; enfin, depuis le milieu du XVIIe siècle, la ville se trouva, par le fait des guerres, dans l'impossibilité de l'entretenir; aussi, en 1720, abandonnait-elle d'elle-même ses anciens privilèges pour laisser au pouvoir central le soin de subvenir désormais, par les travaux requis, aux besoins de la navigation. Tel est, tracé en quelques lignes, l'histoire du port de Gravelines dans ses relations avec la ville de Saint-Omer.
Le cours de l'Aa avant le XIIe siècle.
Dès la fixation des terrains qui séparent Saint-Omer du détroit et de la Mer du Nord, la région où se forma l'estuaire de l'Aa a été encore longuement recouverte d'eau à la suite de la grande invasion marine qui a débuté au IVe siècle et dont les effets ont été ressentis jusqu'au XIIe siècle. Le dessèchement a été lent et progressif, et l'écoulement des eaux donna naissance à de nombreuses petites branches dont les plus petites se sont elles-mêmes peu à peu comblées. Dans ces conditions, l'effet des marées, s'est longuement fait sentir jusqu'à Saint-Omer. L'hagiographie mérovingienne nous rapporte que Saint Bertin et ses compagnons installés d'abord à Saint Momelin à la suite de l'appel de leur compatriote Saint Omer, se trouvant bientôt trop à l'étroit dans leur installation, partirent à la recherche d'un lieu plus propice pour y fonder un monastère. Ils montèrent dans une barque et s'abandonnèrent au gré des flots qui les porta jusque l'île de l'Aa où s'est élevée depuis l'abbaye de Saint Bertin. Or, en fait, ils remontaient le courant de la rivière, mais ne voit-on pas que c'est le flux de la marée qui les guidait ? Plus tard, au IXe siècle, les habitants qui avaient commencé à peupler la bourgade de Sithiu virent trois invasions des Normands. Une fois, ils avaient remonté le cours de l'Yser; une autre fois ils venaient des côtes ouest de la Morinie; mais, en dehors de quelques points de repère on est loin d'être fixé d'une façon précise sur les lieux où ils débarquèrent. Peut-on penser, comme l'ont avancé plusieurs de nos historiens locaux, qu'experts à manier leurs bateaux à fonds plats et à s'aventurer sur des courants à faible tirant d'eau, ils aient utilisé la rivière qui, avant de baigner le bas de la hauteur de Sithiu, avait traversé Wavrans où on avait signalé leur présence et la vallée que domine Helfaut, lieu d'un de leurs exploits ? À vrai dire, toutes vraisemblables qu'elles puissent être, on ne peut ici se baser que sur des suppositions. En tout cas, cette utilisation n'aura été que partielle et accessoire; et aucun texte ne nous permet de croire que les pirates aient remonté la rivière par son embouchure. Dans aucune de ses parties l'Aa n'était encore canalisée alors, et, de même, l'estuaire n'était guère praticable aux bateaux de quelque importance; encore au XIe siècle, selon que nous le rapporte la chronique de Watten, ses eaux gagnaient la mer par de nombreuses petites embouchures. ( Cf Blanchard : LA FLANDRE, p 277. - Cf aussi ce que dit le Docteur Dervaux dans le travail publié dans ce présent volume " Les origines de la Morinie " p 78. ) En aval de Watten, elles se divisaient en plusieurs branches, et ce sont ces branches qui, peu à peu canalisées, devinrent la Colme, et le canal de Bourbourg et Dunkerque, ou vieille Colme ( anciennement le Monsterlecht ), d'une part; la rivière de Ruminghem, le Mardick et la rivière d'Oye, d'autre part. Le cours principal coulait après Holque, par le lit actuel du Denna, et gagnait Bourbourg, pour se diriger de là à Gravelines par Saint Georges et dans la mer par la crique d'Oye, c'est-à-dire à plus d'une lieue à l'ouest du chenal actuel; et cet ancien lit de la rivière fera plus tard la limite du territoire conquis par les Anglais dans la Guerre de Cent Ans et qu'ils conservèrent jusqu'au milieu du XVIe siècle. Quant aux autres embouchures par lesquelles s'écoulaient les eaux dans la mer, elles s'ensablèrent progressivement à mesure que s'avançaient les travaux de canalisation, et surtout à mesure que s'atténuaient la grande inondation, commencée au IVe siècle avec un soulèvement du niveau de la mer, et qui fit sentir ses effets jusqu'au XIIe siècle. II
a.- Premiers travaux de canalisation. - Conditions de navigabilité à cette époque. b.- L'ancien port de Mardick. - Sa décadence.
Les premiers aménagements de la rivière d'Aa nous sont relatés avoir été l'ouvre de Baudouin VII, Comte de Flandre, qui , en 1114, rendit la rivière navigable. Mais cette canalisation était encore imparfaite. Vers 1160, Thierry d'Alsace, dans le but de faire passer la rivière le long de l'agglomération qu'il avait fondée à l'endroit du hameau des Huttes, la détourna de son cours primitif pour la rejeter au nord-est de Gravelines; mais, ainsi qu'il a été dit, cette orientation était aussi peu favorable que possible à l'action des marées qui, au contraire, bien orientée aurait pu dégager l'entrée de la rivière, tandis qu'au contraire, elle ne cessa de l'ensabler. Malgré les multiples inconvénients qui se manifestèrent, cet emplacement mal choisi, ne fut plus modifié avant le XVIIIe siècle. Il faut donc dater des travaux de Thierry d'Alsace l'origine du port de Gravelines, en tant que port utilisé pour la navigation transitaire. Tandis qu'avant le XIIe siècle, les seuls bateaux de quatre tonneaux au maxium circulaient dans la rivière et les cours d'eau adjacents, nous voyons que, dans les siècles suivants, les marchandises pouvaient remonter la mer bien avant dans la rivière sans être transbordées ( Cf : Mémoires de la Sociéte de la Morinie - Tome 16 p 336 ), ce qui, toutefois ne doit pas nous donner l'illusion de bateaux de grandes capacités, non plus que d'un tonnage bien important de marchandises amenées ainsi. Ce pouvaient être des barques de moyenne taille, à quille, et qui remontant la rivière sans rencontrer de barrage, cherchaient à profiter de l'afflux de la haute marée pour voguer plus aisément. Et, d'autre part et plus souvent, la trop fréquente insuffisance du bon entretien de la rivière, mettait obstacle au passage de lourds chargements, nécessitait, pour ceux-ci, des transbordements, même en cours de route, et le transport sur les petits bateaux dont l'emploi et l'exploitation étaient devenus le monopole des bateliers " navireurs " de Saint-Omer. Or, suivant les possibilités de navigation de la rivière, ces transbordements s'effectuaient, soit à Gravelines, où les marchandises étaient protégées par la juridiction de Saint-Omer, que le Comte de Flandre, Guy de Dampierre, avait confirmée en 1282, en déclarant que les bourgeois de Saint-Omer y sont justiciables de leur échevinage en matière commerciale et en matière criminelle; soit à Nieurlet, ainsi que nous l'indique la keure de 1127 ( § 16 ), c'est-à-dire en la banlieue de Saint-Omer. En effet, si on jette un coup d'oil sur la carte de la banlieue de Saint-Omer, on voit que sa limite passe au-dessous de Saint-Momelin, lieu dit " Le Bac " et au-dessus de l'endroit où se jette la rivière de Nieurlet. De plus, à cette limite se déterminaient, sur chaque rive, les terrains communaux qui avaient été cédés à la ville. Or, cene peut être qu'à cet endroit que pouvait être le lieu de débarquement dit " Nieurlet ", cité dans la charte de Guillaume Cliton. Ainsi qu'on le verra à la fin du chapitre XX, es premiers travaux de canalisation n'avaient été entrepris qu'en aval de Nieurlet, et même ce ne fut qu'au commencement du XVII e siècle que la rivière fut rendue navigable aux grands bateaux au sortir de la ville de Saint6omer. On pouvait donc prévoir, avant ces travaux, que beaucoup d'entreeux ne pourraient pas la remonter en amont de cette localité riveraine. Enfin, il ne faut pas perdre de vue que, si l'on doit admettre que les bateaux remontant de la mer étaient à quille, ils ne pouvaient guère avooir accès que sur la dernière partie du cours de l'Aa, d'une part, et, peut-être sur les canaux de la région calaisienne qui ne comportaient pas de barrages. Mais dès que les bateliers devaient fréquenter le Colme ou les canaux qui la continuaient vers les Pays-Bas, ils étaient arrêtés par des écluses et des " overdrachs ", et nous savons que, pour franchir ces barrages, ils se trouvaient forcés, au XVIe siècle encore, d'employer des embarcations à fonds plats et dont la contenance ne devait pas excéder six tonneaux. De même, au XVe siècle, des bateaux de grand tonnage ne pouvaient pas encore franchir dans toute sa longueur la rivière de Watten à Saint-Omer : un article du compte de l'Argentier de Saint-Omer de 1420 - 1421 nous fait connaître qu'en 1421 il ne fallait pas moins de six bateaux pour conduire à Watten une troupe composée de 50 personnes environ, dont 43 archers. Il ne paraît pas hors de propos de rappeler ici ces diverses données qui, en fixant l'idée qu'on peut se faire de la capacité des bateaux employés encore au XVe et XVIe siècles, avant l'introduction des bélandres au XVIIe siècle ( il est déjà question dans un acte de nos archives - VI, 13 - du 22 décembre1589, de bateaux nommés « bilander » ou « bilandres » circulant sur la rivière d'Aa ), nous fixe en même temps sur la largeur qui suffisait alors à la navigabilité de la rivière. Avec les travaux de Thierry d'Alsace, la navigation transitaire dans ce pays utilisait aussi le port de Mardick, qui avait gardé, de la prospérité, qu'il avait dans le haut moyen-âge, une importance qui le mettait au premier rang des ports de cette partie du littoral : mais cette importance ne tardait pas à décliner. En même temps qu'on achevait le port de Gravelines, on agrandissait, en 1168, celui de Dunkerque : dès lors, la prospérité des ports voisins anéantit le commerce de Mardick : son havre, qui n'était plus que l'ombre de celui qu'avaient creusé les Romains fut abandonné. En 1209 une tempête lança tant de sable dans le chenal qu'en une nuit il se trouva presque comblé. Ce fut la ruine complète. D'ailleurs, tandis que l'on pouvait compter sur les eaux du pays pour maintenir, par le jeu des écluses, la profondeur du port de Gravelines et de la rivière d'Aa, les eaux de la petite rivière de Mardick Gracht, qui débouchait dans le port de Mardick, n'étaient pas assez puissantes pour le creuser. Faut-il ajouter qu'on ne le releva pas avant le XVIII e siècle, à la suite du traité d'Utrecht ? Encore accessible à quelques barques de pêcheurs, il avait été rendu, en 1530, complètement impraticable par les méfaits d'une nouvelle tempête ( Cf. de Bertrand : Histoire de Mardick, Dunkerque 1852 ). Ce fut la ruine complète.D'ailleurs, tandis que l'on pouvait compter sur les eaux du pays pour maintenir, par le jeu des écluses, la profondeur du port de Gravelines et de la rivière d'Aa, les eaux de la petite rivière de Mardick Gracht, qui débouchait dans le port de Mardick, n'étaient pas assez puissantes pour le creuser. Faut-il ajouter qu'on ne le releva pas avant le XVIII e siècle, à la suite du traité d'Utrecht ? Encore accessible à quelques barques de pêcheurs, il avait été rendu, en 1530, complètement impraticable par les méfaits d'une nouvelle tempête ( Cf. de Bertrand : Histoire de Mardick, Dunkerque 1852 ). Mais revenons au port de Gravelines. III
Premiers privilèges de la ville de Saint-Omer à Gravelines. C'est également au moment des travaux de Thierry d'Alsace que ce prince, dans une charte concédée en 1165 aux habitants de Saint-Omer, confirme leur exemption de tonlieu à Gravelines. Ce privilège leur est déjà reconnu dans la charte de Guillaume Clinton de 1127, et il a été maintes fois confirmé dans les concessions subséquentes. Il y est formellement stipulé que les bourgeois de Saint-Omer sont francs de tonlieu à Gravelines d'où qu'ils viennent et où qu'ils aillent, quelque marchandise qu'ils amènent ou emmènent, sauf le cas où ils déchargeraient leurs marchandises sur place et les y vendraient. ( Je suis obligé de rappeler ici des faits et des actes déjà connus et analysés; mais je ne le fais que brièvement, renvoyant, pour ces privilèges, à l'Histoire de Saint-Omer, de Giry pp. 331 et 335; et à l'Histoire de Gravelines publiée dans le bulletin de l'Union Faulconnier à Dunkerque pp. 216 et 367 ). Dans un autre ordre d'idées, c'est-à-dire spécialement sur la question de la pêche des harengs, ces mêmes bourgeois surent se faire reconnaître un privilège important. En 1279, le Comte de Flandre, Guy de Dampierre, avait promulgué une ordonnance restrictive, interdisant à une même personne d'acheter, saler ou exporter en un même jour, plus de 25 000 harengs au port de Gravelines. Or les Échevins, au nom des marchands de Saint-Omer attaquèrent en Parlement cette ordonnance comme ne devant pas être applicable à leurs administrés. Le Parlement fit droit à leur requête, et, en 1282, le Comte de Flandre, Guy, fit comprendre ce droit dans la confirmation des privilèges des bourgeois de Saint-Omer en Flandre, leur assurant en même temps la libre pratique du port de Gravelines avec les garanties requises pour l'usage de la rivière qui y accède ( Archives de Saint-Omer, 292 1 et 23 ). Il y était dit, en particulier, qu'ils pourront faire adapter aux besoins de leur navigation les ponts qui leur seront nécessaires sur tout le parcours, sans que l'on puisse leur créer quelque empêchement. Malgré ce privilège, la ville se vit opposer, par le seigneur de Watten, Gilles de Haverskerque, la prétention d'empêcher la libre circulation sur la partie de la rivière comprise dans seigneurie. Les contestations sur ces difficultés furent soumises à des arbitres qui affirmèrent le droit de libre transit de ceux de Saint-Omer; en suite de quoi, Guy de Haverskerque déclara confirmer ses franchises ( Archives de Saint-Omer, Registre en parchemin, fº 72 vº ). Enfin, la ville de Saint-Omer était aussi exempte, à Gravelines, du droit de lagan, et, d'une façon générale, le tribunal échevinal de Saint-Omer avait le droit d'évoquer devant lui ses bourgeois tant en matière commerciale que criminelle pour faits commis à Gravelines. Ce dernier privilège, concédé par Philippe d'Alsace le 21 février 1165, et, en somme, assez exorbitant en raison du principe général de la territorialité de la justice, s'explique par l'importance du commerce maritime exercé au XIIe siècle par les marchands de Saint-Omer utilisant le transit par Gravelines. Dès lors, le port était considéré comme l'avant-port de Saint-Omer, ce qu'il est devenu réellement depuis, et la ville de Gravelines un prolongement du territoire soumis, en ce qui regarde les bourgeois de Saint-Omer, à la juridiction audomaroise. De même la rivière de Saint-Omer à la mer, comprenant par conséquent le havre de Gravelines, était sous cette juridiction. On verra toutefois que celle-ci n'englobait que la rivière seule à l'exclusion des rives. IV
XIVe siècle - État de la rivière - Prospérité de la ville de Gravelines - Sa décadence après 1385. Le XIVe siècle ne vit que de nouvelles confirmations de ces privilèges. Nous savons par un arrêt du Parlement de Paris entérinant un accord sur un conflit de juridiction, ( Archives du Nord B 1323, Bulletin de l'Union Faulconnier, 30 juin 1901, p. 215. Cette dernière publication confond ici Robert de Flandre avec Robert de Bar, qui était le petit-fils de Robert de Flandre et de Jeanne de Bretagne, et vivait, par conséquent, un demi-siècle après le travail exécuté en 1335 ), qu'en 1335, Jeanne de Bretagne, femme de Robert de Flandre, seigneur de Gravelines, avait fait réparer le « havene » ( havre ) de cette ville. Leur fille, Iolande de Flandre, Comtesse de Bar, dame de Cassel, Dunkerque, Gravelines, etc..., conçut, vers 1360, le projet de faire creuser un nouveau canal de Gravelines à l'Aa, avec une écluse d'échappement et un bassin ( Essai historique sur Iolande de Flandre, par le Docteur P. J. E. De Smyttere. Lille. Lefebvre - Ducrocq, 1877, pp 44 - 45 ). On ne devait pas attendre moins de cette fastueuse princesse dont l'activité s'était manifestée dans tous les vastes domaines qu'elle possédait. ( L'auteur de la monographie ci-dessus donne de curieux détails sur les procédés violents auxquels recourait cette princesse pour faire prévaloir son autorité, en particulier dans sa lutte contre l'évêque, le clergé et le peuple de Verdun. Elle fit forger de la fausse monnaie de France, fit incendier un village, et alla jusqu'à faire disparaître deux chanoines députés vers elle par le Chapitre de Verdun. Le bruit se répandit et la légende s'accrédita qu'elle les avait fait jeter dans un puits qu'on appelle la Fosse-aux Chanoines, au-dessous de son château de Clermont-en-Argonne, forfifié par ses soins. ) Malheureusement ce nouveau projet ne fut pas exécuté, du moins, les travaux entrepris ne furent pas amenés à achèvement. C'est ce projet que reprendra, en 1638, Philippe IV, ainsi qu'on le verra plus loin, pour une défense stratégique, qui fut bouleversée par les Français en 1644. Quoi qu'il en soit, nous pouvons dire que les XIIIe et XIVe siècles virent Gravelines prospère. « Gravelines prospéra beaucoup à cause de son port jusqu'en 1383 », dit un mémoire de 1845 ( Waguet.- Notice Historique sur le Port de Gravelines.- Saint-Omer, 1845, p. 6 ) : mais à cette prospérité avait succédé une décadence rapide et complète. De cet état nous avons conservé un tableau précis dans le rapport produit dans une enquête de 1441 ( Archives de Saint-Omer, 210 -27. C'est une information ouverte par ordre du Duc de Bourgogne au sujet des travaux qu'il est nécessaire de faire à la rivière pour empêcher le passage des Anglais et parer aux inondations ), par des témoins appelés à déposer dans [ cette ] information. Nous y trouvons que, encore à la fin du XIVe siècle, le havre de Gravelines était le meilleur de la Flandre après celui de Lécluse. ( Archives de Saint-Omer 210,12. Il s'agit de l'Écluse, ancien port ensablé de Hollande, ouest de l'Escaut. On trouvera plus loin, dans cette étude, mention d'un lieu dit Lécluse ou l'Écluse à Gravelines, lieu d'un ancien fort où une écluse barrait le débouché dans l'Aa du canal venant du Calaisis. Le port de Lécluse sur l'Escaut était très fréquenté, et des canaux le reliaient au réseau qui sillonne les Pays-Bas jusque Saint-Omer. C'est à Lécluse que fut amené par mer, de Pise, en 1467, le mausolée en faïence italienne exécuté pour l'abbé de St Bertin, Guillaume Fillastre, qui l'avait commandé à Andréas Della Robbia ). Alors la marée faisait sentir son effet jusqu'au pont de Watten : le flux et le reflux créaient dans chaque sens un courant assez violent pour empêcher l'accumulation des sables. Alors aussi, ajoute le témoin, le havre donnait accès à tous les vins venant de La Rochelle, qui, présentement ( en 1441 ), arrivent à Nieuport, Dunkerque, Étaples; tandis que, peu d'années après la prise de Gravelines par les Anglais, ( en 1385 ) et avant la concession faite à la ville de Saint-Omer, le havre était tombé en telle ruine, c'est-à-dire, s'était tellement ensablé que « quand aucun vaissel y voloit entrer ou en yssir, depuis qu'il avoit prins son yssue ou entrée, avant que il fust venu jusques oud. lieu de Gravelingues ou que il en fust yssu, il y convenoit pluseurs marées, et se accargoient ( s'attardaient ) de XV ( sic; mais ce chiffre semble exagéré ) jours ou de plus, par quoy aultre part y arrivoit marchandise ... ». Et cet exemple tiré de la même déposition . . . . « trois vaisseaux chargiez de vin de Poitou furent veus vagans devant led. havene en plaine mer, et samblent que ilz eussent volentiers entré oud. havene, mais ilz ne savoient l'entrée et si ne y avoient lesd. de Gravelingues mis enseignes comme faire doivent. Pour quoy un Franchois estant aud. lieu offry ausd. de Gravelingues, se ilz lui voloient faire aucune gracieuse courtoisie, que il yroit quérir lesd. trois vaisseaux et les amenroit oud. havene, dont ilz de Gravelingues eussent eu proufit et le marché, . . . , mais ilz le reffusèrent du tout : lesd. vaisseaux alèrent pour entrer à Dunckerke, etc . . . ». Tel est donc le tableau de ce qu'était le port vers 1380, et de ce qu'il était devenu vers 1440. À ce moment, le commerce de Saint-Omer ne profitait plus du havre de Gravelines, et, de plus, l'échevinage Audomarois se plaignait, en outre, que ceux de Gravelines apportaient toutes sortes d'entraves à l'entrée des bateaux qui voulaient se diriger sur Saint-Omer. V
Première moitié du 15e siècle. Creusement d'un nouveau lit de la rivière. Décadence du trafic de harengs à Gravelines. Le XVe siècle devait voir de grandes améliorations dans cet état de choses. En 1402, le Comte de Flandre, Philippe le Hardi, fait creuser un nouveau lit de la rivière, tel qu'il est demeuré depuis, entre Holque et le lieu dit les Hauts Arbres, où, rejoignant la Hem devenue à cet endroit le Mardick, les eaux gagnèrent dès lors directement Gravelines par le cours inférieur de cette rivière. C'était déjà rendre plus directes les communications de l'intérieur du pays avec l'embouchure de l'Aa : mais il fallait encore que celle-ci fût rendue utilisable. Alors, pour compléter cette amélioration, le Souverain résolut de confier la réfection du havre aux principaux intéressés, c'est-à-dire, au Magistrat de Saint-Omer. On ne pouvait songer, en effet, à associer à cette entreprise la communauté de Gravelines elle-même. Gravelines, n'était, au moyen-âge, qu'une bourgade de pêcheurs, flanquée, il est vrai, d'un château. Il s'y faisait, en particulier, un trafic important de harengs; mais son importance commerciale et industrielle n'était pas telle qu'on pût attirer un transit de navigation, et, pour ses pêcheurs, l'estuaire de la rivière était toujours suffisant en tant qu'accessible à leurs barques. ( C'est par sa situation militaire, ses fortifications, sa garnison, et ses gouverneurs que Gravelines acquit plus tard quelque importance ). D'ailleurs, ce trafic de harengs dont Gravelines fut longtemps le principal centre pour les Pays-Bas, commença à baisser avec l'invention de la caque, c'est-à-dire dès le début du XVe siècle. Les autres ports, au nord des Pays-Bas, commencèrent alors à en entreprendre un commerce intensif ( Cf. Pirenne : Histoire de Belgique, II p. 439.) VI
Premiers pourparlers pour céder le port de Gravelines à la ville de Saint-Omer. Préparatifs de grands travaux de réfection. Déjà l'on voit qu'en 1426 la Duchesse douairière de Saint-Pol ( Mme de Bar, dame de Gravelines ) ( Bonne de Bar, fille de Robert de Bar, seigneur de Cassel, Bourbourg, Warneton, Dunkerque, Gravelines, fils d'Henri, Comte de Bar et d'Iolande de Flandres, dame des mêmes lieux - voir précédemment . Bonne épouse, le 2 juin 1400, Wallerand de Luxembourg, comte de Ligny et de Saint-Pol, qui était veuf de Mahaut de Roux, et mourut lui-même en mai 1413. Douairière de Saint-Pol, dame de Gravelines, Bonne mourut après 1426, laissant la seigneurie de Gravelines à sa petite-nièce Jeanne. Celle-ci épousa, en 1435, Louis de Luxembourg, qui devint, en 1455, connétable de France et avait, de son côté, recueilli dans la succession de son père, Pierre de Luxembourg, les seigneuries de Ligny et de Saint-Pol ) fait proposer au Magistrat de Saint-Omer d'acheter sa ville ( c'est-à-dire sa seigneurie ) de Gravelines « et il fut résolu d'en parler à M. le Duc de Bourgogne » ( Archives de Saint-Omer d'après le Registre aux délibérations Échevinales A. fº 175 année 1426.- Le registre ne nous est pas parvenu; nous n'en avons que l'analyse dans la « Table des délibérations Échevinales » registre du XVIIIe siècle p. 337. Nous n'avons donc de ces pourparlers préliminaires que la brève mention donnée ici. ) Les pourparlers traînèrent encore en longueur; en attendant, l'urgence des travaux s'accentuait; aussi, le 5 juillet 1440, des lettres-patentes du Duc de Bourgogne, Philippe le Bon, furent concédées aux abbayes de Saint-Bertin et de Clairmarais, au Prévôt de Watten et aux Magistrats des Villes de Saint-Omer et de Gravelines, sur la représentation de ces Corps, imposant une contribution aux habitants de Flandre et Artois pour participer au « nettoie-ment » de la rivière et du havre ( Archives de Saint-Omer, 212, 3 et 260, 3 ); mais il arriva que les habitants des pays de Brédenarde, de Langle, de Ruminghem et de Watten refusèrent de la payer sous prétexte que les nouveaux travaux ne suffisaient pas à empêcher le passage des ennemis ( c'est-à-dire les Anglais ). Par lettres des 15 décembre 1441 et 7 février 1442, Isabelle, fille du Roi de Portugal, Duchesse de Bourbourg et Comtesse d'Artois, s'attacha à terminer amiablement ce différend, et établit ( Ibid. 171, 9 et 210, 24. III, 13 et 14 ), à la charge des villes et villages riverains, une répartition de la cotisation qui devra être payée entre les mais des Mayeur et Échevins de Saint-Omer et employée par eux à l'amélioration si attendue. Cette cotisation devait être perçue en deux annuités et deux termes annuels. D'autres lettres de la même Princesse et du même jour, 7 février 1441-42 ( Archives de Saint-Omer, 3,13 ) établissent une série de redevances à percevoir sur les diverses marchandises qui voyageront sur la rivière, afin de procurer à la ville de Saint-Omer la somme de 12 000 F nécessaire pour faire face aux travaux qu'elle s'était engagée d'exécuter. Ces perceptions sont accordées les unes pour deux, d'autres pour quatre ans, sauf prorogation qui pourra être décidée, au cas où les recettes n'aurant pas atteint, dans ces délais, le montant prévu. C'est dans cette concession que nous trouvons pour la première fois création de l'impôt sur la rasière de sel et de celui sur la chaux, qui seront repris quelques années plus tard pour pourvoir d'une façon régulière à l'entretien de la rivière. VII
1440.- Convention entre le seigneur de Gravelines, le duc de Bourgogne, et la ville de Saint-Omer. Celle-ci moyennant certaines cessions, s'engage à refaire le havre et à l'entretenir. Entreprise des Anglais de Calais contre les nouveaux travaux. D'autre part, intervenait, le 16 août 1440, un contrat conscrant un accord du 14 avril précédent, par lequel Jean de Luxembourg, Comte de Ligny, seigneur de Gravelines et propriétaire des terrains le long desquels passait l'ancien canal, cédait au Mayeur et Échevins de Saint-Omer, cent soixante mesures de pâtures « pour parmi iceulx pasturages, fouyr et faire prendre cours le havre dudit Gravelinghes qui, de présent est comme tout atterry et de petite valeur . . . le Comte aud. lieu de Gravelinghes commenchans ung peu dessobz de son castel ung fossez nouvel ouquel entreroit la rivière qui flue dud. lieu de Saint-Omer audit havene de la largeur de LVI pies et de longueur IIII c XXXV vergues ou environ de XIII piez la vergue en alant à droit cours si avant que lesdites pastures sont verdes, à partir d'illec sur le sablon où le mer couvre et descouvre chascun jour en rentrant ou cours de lad. rivière et havene assez près de la mer du costé de la justice dud. lieu de Gravelinghes; et, de l'autre costé, seroit délaissé le cours tors et long que le dicte rivière et havene a de présent . . . ) La ville de Saint-Omer s'engage à faire tous les travaux de préservation : « que sur icellui sablon et les dicques dud. havene soit fait, assiz et entretenu ores et en temps à venir tel ouvrage, estaques ou jettée de bois et de terre que mestier sera pour le salvacion et communicacion d'icellui havene . . . ». La vente est consentie moyennant une rente annuelle de 70 « salus d'or » ( Salut, monnaie qui portait l'empreinte de la vierge recevant la salutation angélique ) que la ville racheta du reste, au bout d'un an, suivant la faculté qui lui en était laissée, au prix de 1 500 saluts. ( Archives de Saint-Omer 211, 1 - Archives du Nord B 1 325 nº 15 749 - Archives de Gravelines AA 3. Voir aussi aux Archives de Saint-Omer un mémoire judiciaire sans date - fin XVIIe - 213, 13. ). Cette convention fut ratifiée par le duc de Bourgogne par lettres données en son château d'Hesdin le 22 août 1440 : il est à noter que cette obligation de préservation n'est pas applicable strictement au havre mais doit être étendue à la rivière qui y accède. C'est une charge générale d'entretien qu'assume la ville sur toute la rivière qui va de Saint-Omer à la mer. De plus, une clause de retrait était prévue dans le contrat, « . . . s'il advenoit », était-il stipulé, « que led. havene se rompit ou advint en non valloir, nous ( Jean de Luxembourg - fils aîné de Jeanne de Bar et de Louis de Luxembourg ) pourrons reprendre en nos mains et à notre domaine, s'il nous plaist, les pastures, en tenant quitte lesd. premiers ( Mayeur et Eschevins de Saint-Omer ) de lad. rente de 70 salus ou leur rendre, si rachetée estoit; lad. somme de 1 500 salus . . . ». ( Cette faculté de retrait était primitivement subordonnée à l'inexécution des travaux dans le délai d'un an; ce délai, bientôt jugé trop bref, fut prorogé par lettres subséquentes du duc de Bourgogne des 6 juin 1441 et 21 juin 1442 ( Archives de Saint-Omer, 211,1 ). Ce sont ces terrains, considérablement accrus par la suite, ainsi qu'on le verra, que l'on connaît sous le nom de hems, hemps ou hems de Saint-Pol, du nom des seigneurs dont ils formaient, du moins à cette époque, le domaine : le de Luxembourg, comtes de Saint-Pol et de Gravelines. ( La seigneurie de Gravelines était, en effet, en ce moment, dans les mains des comtes de Saint-Pol par suite du mariage, conclu, le 16 juillet 1435, de Jeanne de Bar avec Louis de Luxembourg, qui devint connétable de France et mourut sur l'échafaud en 1475, condamné pour crime de lèse-majesté. Le père de Jeanne de Bar, Robert, avait été tué en 1415 à la bataille d'Azincourt, laissant à sa fille ses droits éventuels à la seigneurie de Gravelines. Celle-ci était alors détenue par Bonne de Bar, tante de Robert, qui avait épousé, le 2 juin 1440, Wallerand de Luxembourg, comte de Ligny et de Saint-Pol, dont elle fut la seconde femme. Décédée après 1426, veuve depuis 1415, elle laissa ses seigneuries à sa petite nièce Jeanne. Donc à deux reprises différentes, dans le cours du même siècle, les dames de Bar, dames de Gravelines, épousèrent des Luxembourg, comtes de Saint-Pol ). Les travaux de réfection imposés par le Souverain à la Ville de Saint-Omer paraissent avaoir été effectués assez rapidement, bien que des difficultés se soient présentées dans le cours des travaux. Ce fut d'abord, à deux reprises, la rupture du barrage qui retenait l'eau de l'ancien lit avant son déversement dans le lit nouvellement creusé. ( Voir la mention de ces ruptures, plus loin, au § j des articles et dépenses particulières engagées par la Ville de Saint-Omer pour ces travaux ). Ce fut ensuite une expédition montée par les habitants de Calais et Oye qui, redoutant les conséquences d'une entreprise qu'ils estimaient devoir se résoudre en une concurrence pour le port de Calais et le transit par la rivière de Calais à Gravelines, avaient commencé à s'organiser au nombre de 3 000 hommes dans le but de venir démolir les ouvrages. ( Cf. Archives de Saint-Omer, 210, 7 - C'est une lettre de l'échevinage de Saint-Omer, adressée à un intermédiaire de Calais, et le priant d'intervenir auprès du Gouverneur pour les protéger dans leurs droits, et donner toutes assurances sur le caractère d'intérêt général que présente l'achèvement du havre de Gravelines. ) L'intervention du Gouverneur de Calais, sollicitée par le Grand Bailli de Saint-Omer, arriva néanmoins à arrêter cette menace. Les dépenses engagées portèrent à plus de 13 000 livres ( Archives de Saint-Omer 210, 12 et 26 ), et une enquête du 19 novembre 1441 ( ibid 210, 27 ) pouvait constater que, depuis que le Magistrat de Saint-Omer avait fait approfondir le dit havre de huit pieds, il avait atteint un tirant d'eau de 18 pieds « de manière que à la basse eau ung navire ayant chargié le pesant de IIII XX tonneaux de vin y peut flotter ». Toutefois, des différentes données que nous ont laissées les documents parvenus jusqu'à nous, données parfois un peu confuses, il ne nous est pas permis d'affirmer si le creusement du havre nouveau a bien été fait, comme le prévoyait la convention, « en alant à droit cours si avant que les pastures sont verdes, etc . . . », ou bien si l'on ne s'est pas contenté de creuser et d'aménager l'ancien havre. En effet, d'une part, si l'on consulte les plus anciennes cartes de notre région, et, pour n'en citer qu'une, l'intéressante carte de l'Artois en 1570, dont M. C. Hirschauer nous a donné une reproduction dans le second volume de sa thèse sur les États d'Artois, on y voit très exactement le tracé de l'estuaire conforme à la description donnée ci-dessus, c'est-à-dire aux travaux de Thierry d'Alsace. La ville de Gravelines forme une presqu'île contournée par la rivière qui vient en effet passer au hameau des Huttes et continue à suivre la direction Nord-Est. D'autre part, la convention de 1440 nous fait connaître que les 160 mesures cédées tiennent « du lez vers Calais au cours que a de présent ladite rivière . . . ( On verra plus loin que les hemps qui s'étendirent à l'ouest jusqu'à la limite du Calaisis firent l'objet de cessions ultérieures ) et, d'autre costé, tenant à la dicque des fossez de la forteresse de ad. ville de Gravelinghes jusques à l'opposite ou assez près d'une tour nommée la tour de Drinckamp... ». Il semble que pour comprendre et concilier ces divers documents, il faille admettre que c'est au niveau de la ville de Gravelines et en amont que l'ancien lit de la rivière se trouvait plus à l'ouest et a été ramené plus près de la ville. En tout cas, nous savons de façon certaine que cet ancien lit formait de nombreux méandres qui ralentissaient le cours de l'eau en favorisant l'ensablement, et que les travaux effectués depuis tendaient à les réduire. |